Il existe parfois des gestes simples qui devraient aller de soi. Protéger ses enfants, parler lorsque l’inacceptable se produit, appeler à l’aide ou nommer un acte criminel sans hésitation. Mais il arrive que ces gestes deviennent impossibles, comme si une force invisible nouait les muscles et empêchait la voix de sortir. Marie-Christiane Beaudoux a voulu comprendre pourquoi, alors qu’elle aimait profondément sa fille et connaissait la gravité des faits, elle a été incapable de poser un acte clair au moment où cela aurait été vital. Nos angles morts est né de cette interrogation, à la fois intime et humaine: que se passe-t-il lorsque l’amour et la protection laissent soudain la place à l’aveuglement et à l’inertie, quand tout en nous devrait crier?
L’origine du livre n’est pas une volonté littéraire, mais un choc. Une phrase entendue à la télévision, prononcée par une écrivaine évoquant l’inceste et la responsabilité des proches, résonne de manière fulgurante. « En ne dénonçant pas, je me faisais complice. » Ces mots percent une zone longtemps maintenue dans l’ombre et réveillent une question ancienne. L’auteure décide alors de revisiter sa propre histoire, celle d’une mère qui a appris trop tard ce que sa fille avait subi de la part d’un adulte de confiance, un ami de la famille, lors d’un rituel. Elle se souvient des années de souffrance silencieuse, de l’abandon ressenti par sa fille, puis de l’accompagnement patient pour l’aider à se reconstruire. Mais cette reconstruction n’efface pas le constat initial: au moment décisif, elle est restée figée.
Ce livre est le récit d’une enquête intérieure. Il s’agit de comprendre ce qui a pétrifié le geste, ce qui a rendu la parole impossible. Très vite apparaît l’idée que l’événement n’est jamais isolé, qu’il s’enracine dans une histoire plus vaste où se mêlent secrets familiaux, deuils non faits et mémoires qui se transmettent à travers les générations. Dans l’enfance de Marie-Christiane Beaudoux, les morts sont partout mais jamais nommés. Un fiancé tué pendant la guerre, un grand-père retrouvé noyé dans des circonstances floues, une petite sœur disparue dans une mare, des pendus dont on ne dit rien. L’eau inspire une terreur diffuse, le feu rôde comme une menace permanente, et la petite fille grandit avec la conviction que la mort peut surgir à tout moment. Elle invente des rituels pour se protéger, comme laisser une lumière allumée pour éloigner les fantômes ou monter la garde mentalement pour empêcher les morts de réapparaître. Le non-dit devient une manière de vivre.
Ce climat de silence crée des mécanismes qui se logent dans le corps. L’enfant apprend tôt que certaines questions ne doivent pas être posées, que la parole n’est pas accueillie et que les émotions doivent être enfermées. Plus tard, ces empreintes se traduisent par l’incapacité à nommer l’indicible ou à reconnaître un danger. L’auteure décrit ce glissement progressif vers la dissociation, cet état où l’on vit à côté de soi, comme dans une brume, en répondant aux attentes des autres, en s’efforçant d’être utile, tout en demeurant intérieurement absente. Elle parle d’un « état de survie », une existence apparemment normale mais creusée par un vide profond. Une partie d’elle s’efforce de soutenir les autres, d’être fiable, d’endosser un rôle rassurant, mais une autre partie reste sidérée, coupée de la vie.
Lorsque sa fille lui révèle les attouchements subis, deux systèmes entrent en collision. D’un côté, l’instinct maternel et la conscience de ce qui s’est produit. De l’autre, la peur de rompre un équilibre déjà fragile, la crainte des représailles, la puissance d’un groupe spirituel au sein duquel elle a trouvé une forme de soutien et dont le chef exerce sur elle une autorité subtile. Pendant des années, cette pratique chamanique lui avait apporté une atténuation de ses propres souffrances, notamment la disparition d’hémorragies qui l’avaient épuisée. La crainte de perdre cette issue vers un mieux-être l’a maintenue dans le silence au moment où il aurait fallu parler. La dissociation, longtemps utile à la survie, devient alors tragiquement une mécanique de complicité malgré elle.
Dans ce livre, l’auteure ouvre la porte d’un travail thérapeutique au long cours. Elle revisite son enfance, ses relations amoureuses, ses choix, ses peurs, et surtout les loyautés invisibles qui la liaient à l’histoire familiale. Les secrets des générations précédentes hantent les vivants tant qu’ils n’ont pas été nommés. La mère de l’auteure avait perdu un fiancé à la guerre, un amour idéalisé, transformé par le silence en mythe affectif. Le père portait un secret qu’il gardait jusque dans son regard absent, un secret qui rendait sa présence opaque. L’enfant apprend alors qu’il vaut mieux deviner à partir de fragments que demander la vérité. Ces mécanismes deviennent des racines profondes, qui influencent les choix adultes.
Le livre montre comment l’écriture rend visible ce qui était resté enfoui. Nommer ouvre un passage, brise la paralysie. Il ne s’agit pas d’obtenir des réponses rapides, mais de rejoindre cette part de soi qui est restée figée au moment de la blessure. L’auteure décrit la manière dont les émotions, longtemps retenues, resurgissent dans le corps, parfois sous forme de douleurs, d’oppressions ou de troubles physiques. Elle évoque une « descente » dans différentes strates d’elle-même, où elle rencontre non seulement la petite fille qui vivait dans la peur de la mort, mais aussi l’adolescente confrontée à l’effraction du regard masculin et la jeune femme coupée de son propre désir. Elle raconte comment ces couches se répondent, chacune portant une histoire, une croyance ou une entrave qui empêchait d’agir lucidement.
Ce parcours se poursuit jusqu’à atteindre une forme de compréhension spirituelle, qui n’est pas idéologique et ne dépend pas d’un maître, mais se construit dans une patiente écoute de soi. L’auteure découvre que le sens ne précède pas l’expérience, qu’il émerge dans la qualité de présence, lorsqu’on accueille ce qui se manifeste sans l’interpréter d’après une théorie déjà construite. Elle affirme que le discernement vient du contact direct avec la réalité émotionnelle, corporelle et psychique. C’est ainsi que peu à peu se transforme la relation aux autres, car en reconnaissant ses propres angles morts, on cesse de projeter sur autrui des attentes ou des fantasmes qui ne lui appartiennent pas.
Ce livre n’est pas un récit de victime, ni un manuel thérapeutique. Il montre la complexité des liens entre amour, mémoire, silence et parole. Il témoigne d’une transformation possible, née non pas de la culpabilité mais de la lucidité. L’auteure ne cherche pas à accuser, ni à s’absoudre. Elle propose une vision élargie où l’histoire individuelle rejoint des mécanismes collectifs: secrets de famille, poids des traditions, influence des dogmes, fascination pour des autorités charismatiques, peur du scandale, honte transmise de génération en génération. Le récit va de l’intime au collectif, suggérant que les sociétés elles aussi connaissent des angles morts qui empêchent l’action juste lorsque surviennent des violences ou des abus.
À travers ce chemin, une question essentielle demeure: comment devenir présent à soi-même au point de pouvoir voir ce qui est réellement en train de se produire, sans déformation ni fuite? La réponse n’est pas donnée sous forme de méthode. Elle naît dans le patient travail de reconnaissance, dans la lente traversée de l’ombre vers la clarté. Le livre affirme qu’il est possible de se libérer de l’héritage des mémoires, de traverser les blessures, de réintégrer son propre regard et de devenir capable de poser un geste simple et juste lorsque la vie le demande. Nommer les choses, écouter le corps, accueillir les émotions et revenir sans cesse à cette présence intérieure constituent une pratique quotidienne, un acte de responsabilité envers soi et envers ceux qui comptent sur nous.



















