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Proliférations

La diversité des rituels funéraires à travers le monde nous touche et nous fascine, en même temps qu’elle révèle des coutumes surprenantes. Les anthropologues et les historiens nous montrent l’extraordinaire variété des pratiques : crémations, décorations d’ossements, danses rituelles, expositions de cadavres, sépultures collectives ou dispersées. Ces traditions reflètent, avec un constant renouvellement d’étonnement, l’ingéniosité et la créativité avec lesquelles chaque société traite la mort. Ce domaine de pratiques est d’ailleurs au cœur des études anthropologiques : la façon dont les humains, malgré leur diversité, organisent et ritualisent la mort dévoile des aspects profonds de leur culture.

Pourtant, aborder les fantômes d’un point de vue anthropologique s’avère bien plus complexe. Contrairement aux pratiques funéraires bien définies, les fantômes échappent aux explications simples et aux règles établies. Leurs manifestations et les croyances qui les entourent ne suivent pas de logiques précises, ni même de frontières culturelles claires. D’une culture à l’autre, il est difficile de catégoriser les types de fantômes ou de cerner exactement les croyances autour d’eux. Dans certaines sociétés, ces êtres apparaissent lorsque des injustices non réparées les retiennent, tandis que dans d’autres, ils semblent incarner des peurs plus diffuses. Les fantômes, par leur nature incertaine, défient les efforts de classification, car ils touchent à des dimensions du vécu qui restent mouvantes et singulières.

Les fantômes échappent également aux clivages culturels et sociaux,

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Vous trouverez aussi une réflexion de spiritualités Magazine :

  • Les fantômes comme acteurs dans un contexte social et culturel
  • La transformation du défunt en interlocuteur
  • L’énaction comme processus de (ré)invention de la mort et du souvenir
  • Les fantômes comme miroirs de l’énaction collective
  • Les fantômes comme manifestant des qualités qui dépassent les intentions des vivants.

 

 

Les fantômes échappent également aux clivages culturels et sociaux que les anthropologues ont pour habitude d’étudier. On pourrait penser que les revenants varient beaucoup d’une région à l’autre — entre un fantôme d’Amazonie et un revenant d’Europe, par exemple. Or, les différences semblent aussi grandes entre deux revenants d’une même culture ! Les fantômes se refusent ainsi à toute tentative de description rigide. Ils ne sont pas de simples reflets des croyances des vivants qui les invoquent : ils se distinguent par une voix propre, qui nous rappelle que, quelle que soit la société, ils apportent une part d’étrangeté. Leur voix se distingue des autres, même lorsque les médiums tentent de les comprendre et de les “faire parler”. La présence de cette voix, marquée par une sorte de dissonance, échappe aux tessitures habituelles ; elle n’appartient plus tout à fait aux vivants, ni aux morts.

C’est sur cette base que ce livre propose d’ouvrir une réflexion anthropologique sur les fantômes. Mon projet est de présenter d’un côté la diversité des rituels et des dispositifs que les vivants mettent en œuvre pour donner une place à leurs morts et en maintenir les esprits à distance — tout en sachant que les morts, souvent, ne se laissent pas “stabiliser” ainsi. Je m’attache à analyser les situations, souvent troublantes et incongrues, dans lesquelles les morts se montrent moins dociles qu’on ne l’aurait pensé. Il s’agit de voir comment et pourquoi les défunts débordent parfois les cadres culturels et rituels que leurs descendants leur assignent.

L’angle adopté ici est donc de saisir les fantômes, non pas simplement comme des figures passives, mais comme des êtres qui peuvent agir sur le monde des vivants. Certaines cultures vont même jusqu’à les éduquer, à travers des pratiques funéraires qui leur confèrent des capacités spécifiques : pouvoir d’intervenir, de parler, d’intercéder. Ce livre cherche donc à décrire cette “voix des fantômes” en tant que phénomène social et culturel, en analysant comment chaque société façonne ses morts, les instruit, et parfois les force à devenir des partenaires silencieux du contrat social qu’elle souhaite instaurer.


 

ENACTION

L’idée de l’énaction peut offrir une perspective fascinante pour analyser le rôle des fantômes, notamment dans les interactions entre les vivants et les morts, comme évoqué dans votre texte. L’énaction, concept élaboré par Francisco Varela et Humberto Maturana, se concentre sur la façon dont les êtres donnent du sens au monde à travers leurs actions et leur engagement dans un environnement interactif. Appliqué aux fantômes, ce concept propose des clés pour comprendre comment les morts, loin d’être des figures passives, “prennent vie” à travers les rituels, les croyances et les relations dynamiques avec les vivants.

Voici quelques axes de réflexion sur l’énaction appliquée aux fantômes :

1. Les fantômes comme acteurs “énactés” dans un contexte social et culturel

Dans la perspective de l’enaction, les fantômes ne sont pas de simples réminiscences du passé, mais des agents actualisés par les actions rituelles et les croyances des vivants. Les interactions rituelles, les commémorations et les pratiques funéraires ne font pas que rappeler les morts ; elles les “mettent en acte” dans le présent, actualisant leur présence et leur pouvoir. Par exemple, les rituels funéraires et les pratiques de médiumnité participent activement à la création de la “voix” du fantôme. Le fantôme, alors, devient un acteur doté de signification, dont l’influence sur les vivants est le résultat d’un processus d’enaction à travers lequel les vivants rendent opérante sa mémoire.

2. L’énaction et la transformation du défunt en interlocuteur

L’énaction permet de concevoir comment un mort devient un interlocuteur vivant pour les communautés : les vivants n’assignent pas seulement une place symbolique aux fantômes ; ils créent, par leurs croyances et leurs rituels, un contexte où le fantôme agit et prend part à la vie collective. Les fantômes, à travers ce processus, sont perçus comme dotés d’intentions, de volontés, voire de demandes — ils deviennent des “êtres” qui sont attendus, sollicités, voire écoutés par les vivants dans un dialogue implicite. Ainsi, le fantôme est “énacté” en sujet relationnel, et son interaction avec les vivants devient un acte de co-construction de réalité entre mondes visible et invisible.

3. L’énaction comme processus de (ré)invention de la mort et du souvenir

L’énaction contribue aussi à repenser le rôle du souvenir et de la mémoire dans les pratiques funéraires. Les vivants, par le biais des rituels, réinventent constamment la place des morts et leur signification dans la société. Les fantômes deviennent des figures dynamiques qui évoluent selon les besoins, les peurs, ou les valeurs des vivants. Dans ce sens, chaque interaction avec les fantômes — chaque rituel, commémoration ou “invocation” — est une occasion d’énacter la mémoire collective. Les fantômes, au lieu de rester figés dans un statut immuable, sont des figures que les vivants animent et renouvellent au fil des contextes historiques, des violences subies, ou des transformations culturelles.

4. Les fantômes comme miroirs de l’énaction collective

En se manifestant, les fantômes révèlent les préoccupations et les dynamiques de leurs communautés. L’enaction devient alors une façon pour les vivants de projeter, d’extérioriser et d’interagir avec leurs angoisses, leurs blessures, et leurs valeurs. Ainsi, le fantôme devient à la fois le produit de l’énaction et un miroir de la société qui l’énacte. Les âmes des morts, par leurs “demandes” ou leur présence, interrogent les vivants sur la justice, la mémoire et la réparation, reflétant la réalité sociale dans laquelle ils continuent d’être présents.

5. La dynamique entre énaction et agency des fantômes

Dans cette perspective, les fantômes ne sont pas seulement créés par les vivants ; ils possèdent une forme d’agency qui s’exprime à travers leurs apparitions et leurs comportements imprévisibles. L’enaction rend possible l’idée que les morts, tout en étant invoqués et “mis en scène” par les pratiques culturelles, manifestent des qualités qui dépassent les intentions des vivants. En “débordant” les attentes et les conventions, les fantômes deviennent des agents à part entière, capables d’influencer les décisions, les rituels et les croyances de ceux qui les invoquent.
L’énaction offre un cadre précieux pour comprendre comment les fantômes “prennent vie” dans le monde des vivants et comment leur présence résulte d’une co-construction de sens. Elle propose une manière dynamique de concevoir les morts comme des agents réels et actifs dans le présent culturel et social, au-delà de la simple mémoire ou de la tradition.

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