La CRÉATION Selon la MYSTIQUE JUIVE
André ATTIA
Le chemin maçonnique est un chemin de vérité et de sincérité.
Aussi ne puis-je commencer sans la “séquence émotion” qui m’étreint depuis longtemps.
Blanchi sous le harnais de l’école laïque et républicaine, temple de la Raison, je me souviens encore des sarcasmes avec lesquels j’accueillais ce que je qualifiais alors d’élucubrations que mon grand-père citait en toutes circonstances, issues, disait-il, d’un livre mystérieux, le Zohar.
Par un curieuse ironie de l’Histoire, mes recherches maçonniques m’ont fait rencontrer et comprendre ces allégories poétiques et ésotériques.
Alors, ce soir, grand-père, le souffle mystique qui illuminait tant ton visage ne sera sans doute pas là…. Mais je vais tenter, sans trop te trahir j’espère, de faire connaître à nos Frères, avec des mots profanes, cette antique sagesse qui n’a jamais cessé d’éclairer les chemins de la connaissance. C’est ma façon à moi de te rendre hommage.
Pour vivre dans une relative sérénité et établir un rapport apaisé, sinon harmonieux, avec ce qui le dépasse, l’Homme a d’abord peint sur les parois des rochers puis il a inventé des divinités tutélaires. L’émergence du monothéisme n’a pas fait disparaître ses angoisses mais en les intériorisant, il a ouvert l’univers mental à un questionnement infini et donc a singulièrement compliqué les réponses.
En effet, comment un seul Dieu, invisible de surcroit, innommable, inconnaissable dans son essence même, peut-il dissiper les ténèbres dans lesquelles vivent les Hommes et résumées dans la triple interrogation inscrite dans le célèbre tableau de Paul Gauguin : “Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?”.
La Kabbale est née de cette problématique : proposer un modèle cohérent et intelligible sur l’origine, penser le sens du monde et définir la place de l’Homme dans ce monde. La foi de Jérusalem et la Raison d’Athènes sont convoquées à la compréhension du monde.
La Kabbale a une origine mythique. Elle s’inscrit dans un récit imaginaire qui porte une vérité première fondatrice qui s’accomplit dans l’espace de l’Univers et le temps de l’Histoire.
Cette vérité émerge dans cette idée fondamentale qu’au Sinaï, la parole divine ne s’est pas entièrement révélée, qu’il y a encore du caché à dévoiler sous cette parole : “Nous vivons sur l’écorce de la réalité”, dit le Zohar.
Et sous le visible des apparences, des trésors restent à découvrir pour ceux qui veulent recevoir cette parole (Kabbale est un mot hébreu signifiant accueillir, recevoir, transmettre, c’est-à-dire les trois modalités de l’évolution).
“Dans l’acte même de réception, il y a un acte de création” dit encore le Zohar.
Moïse a donc reçu au Sinaï une loi mystique gravée dans le cristal représentant l’Arbre de Vie et conduisant directement au Ciel. Mais devant l’état de dépravation morale des Hébreux et les jugeant indignes de recevoir cette parole, il brise ces Tables et les remplace par d’autres, en pierre celles-ci, qui représentent l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal conduisant aux chemins du monde par la Loi.
Mais la parole originelle n’est pas perdue… Moïse la confie à son neveu Josué qui la transmet oralement aux Prophètes et aux Sages, selon une longue chaine initiatique interrompue.
La Kabbale est repérée pour la première fois dans l’Histoire en -500 ans de notre ère, dans cette période carrefour de l’Histoire de la pensée (le retour d’exil à Jérusalem ; le siècle de Périclès en Grèce ; l’exaltation de Bouddha en Inde). Au cours de cette période, le monde a fait la révolution du langage.
Comment mettre en adéquation l’être et le langage ? Comment, dans une réalité en mouvement, fixer le langage ?
Platon propose d’arrêter le mouvement. Il instaure le monde des Idées où une vérité statique coexiste avec une réalité dynamique.
Ezéchiel au contraire, propose de mettre le langage en mouvement dans une réalité en mouvement. A la logique de vérité de Platon, il substitue une logique de sens. Déconstruire les mots en animant la structure consonantique grâce aux voyelles et les reconstruire pour les resignifier. Les lettres, disent les kabbalistes, portent la mémoire d’une image ancienne.
Prenons deux exemples :
Le premier : ABRAHAM. Quand il est encore à Ur, il s’appelle ABRAM –père solitaire dans sa toute-puissance. Il obéit à ‘injonction divine, casse les idoles de son père et fuit son pays, sa maison, sa famille. Par cette brisure, son nom reçoit une lettre nouvelle “HE” qui, dans le Tétragramme, élève à un autre niveau de conscience. “HE”, lettre éminemment féminine dans l’alphabet hébraïque, induit chez le patriarche, une concavité du cœur, du corps et de l’esprit. Il a changé de nom, d’identité et de vocation. C’est un autre homme, prêt pour un autre destin, ABRAHAM –père d’une multitude de nations.
Son épouse, SARAÏ, avec un. “IOD”, à la fois lettre masculine, phallique, symbole de virilité et de fécondité- est évidemment stérile, étrangère à elle-même. Dieu la visite et lui retire ce” IOD ” pour le remplacer par un “HE”. Elle s’appelle désormais SARAH : elle peut recevoir, se mettre en creux et devenir féconde. Elle a changé de nom, d’identité ; c’est une autre femme.
Le second repère historique se situe au 1er siècle de notre ère, dans le grand traumatisme qu’est la destruction du Temple.
Les Sages d’Israël se réfugient en Haute-Galilée, à Safed où ils créent la 1ère école de Kabbale, -toujours en activité-, qui poursuit la quête du sens de la Révélation en interrogeant sans relâche le texte originel de la Parole divine.
Les enseignements de cette École connaitront un grand essor en Europe chrétienne, durant l’Age d’Or judéo-espagnol. Tous les éléments de la tradition ésotérique juive sont compilés et réunis dans l’ouvrage somme de la Kabbale, le ZOHAR.
Après Thomas d’Aquin, tous les penseurs de la Renaissance puissent dans ce trésor d’innombrables intuitions. Les Sagesses nouvelles comme les “ROSE-CROIX”, l’HERMENEUTISME ou encore l’ALCHIMIE, s’inspirent directement de la Kabbale.
Dans le passage intellectuellement difficile entre Franc-Maçonnerie opérative médiévale et Franc-Maçonnerie symbolique moderne, la Kabbale agit comme un catalyseur. Un des pères fondateurs de la Franc-Maçonnerie, Isaac Newton, sera en même temps un grand savant et un grand kabbaliste.
Les XVIII et XIXèmes siècles, acquis à la toute puissance de la Raison triomphante, relègueront la Kabbale sur les étagères des vieux grimoires, à côté de la magie ou de la sorcellerie.
La défaite de la pensée du XXème siècle, et le XXIème siècle naissant en mal de repères, la redécouvriront. Son charme suranné inspire aujourd’hui de nombreux cherchants de toute nature.
De nos jours, il coexiste trois courants -ou pratiques- de la Kabbale.
– La Kabbale mystique des origines, réservées aux initiés qui consacrent leur vie à solliciter le Texte pour en exprimer les sucs et les saveurs et retrouver par là, le chemin du Ciel et la proximité divine.
– La Kabbale philosophique, ouverte à tout esprit en recherche qui veut pénétrer le sens de la Création et la compréhension des choses de la vie.
– La Kabbale dite magique ou pratique, version dévoyée à des fins mercantiles ou occultistes qui prétend posséder tous les mystères.
Vous avez certainement remarqué que les repères historiques dans lesquels s’ancre la Kabbale se situent tous dans les grandes fractures où l’humanité vacillante lève les yeux au ciel.
Avant Leibnitz, la Kabbale s’interroge sur la première angoisse existentielle ” Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Et ce rien, c’et quoi ? Et avant ce rien, il y a quoi ?”.
L’hébreu a un mot pour désigner cela “AÏN”, rien, le néant, une totalité sans grandeur, innommable parce qu’indéfinissable.
Est-ce le Dieu sans nom du Tétragramme YHVH qui n’indique rien d’autre que l’éternité :
“J’ai été – Je suis – Je serai” ?
Quatre consonnes qu’aucune voyelle ne viendra jamais animer ou mettre en mouvement.
Or le plan humain est de s’ouvrir à une existence, donc aux trois modalités du temps : passé-présent-futur. Exister, c’est produire sans cesse un écart entre ce qui a été, ce qui est et ce qui sera.
L’homme dès lors, ne peut être inscrit dans une quelconque éternité. Il deviendrait idole de sa propre identité : “L’exil précède l’être” dit le Zohar, c”est-à-dire que l’Homme n’EST pas, il a
A ÊTRE.
AÏN – RIEN : aleph-iod-noun déconstruit aleph-noun-iod : ANI, JE, en hébreu.
RIEN et JE sont liés par la même énergie sémantique.
Dire JE, c’est ne rien dire, c’est ce figer dans un présent éternel, se fermer à toute aventure et mettre fin à toute possibilité d’évoluer. Il faut pouvoir être RIEN pour dire JE et devenir sujet de sa propre histoire.
Dans AÏN donc, tout est figé dans un infini absolu et pour l’éternité. Mais nous sommes là, nous existons ; alors, que s’est-il passé ?
De l’essence à l’existence et de l’existence à l’essence sont les deux chemins de la Kabbale
En un acte de pur amour, de volonté absolue ou d’une liberté totale (pourquoi, d’ailleurs, lui prêter une motivation ?) Dieu se retire de lui-même en lui-même : Dieu ne veut pas jouir entièrement du monde ; il se limite, il s’entame ; il s’exile pour laisser une place, un espace de création. Il ouvre le monde au désir d’Être. Il ne se révèle pas dans une apparition ou dans un miracle. Il se révèle en se cachant, en se dérobant au regard.
Ce mouvement est appelé TSIM-TSOUM.
La musique du mot laisse entrevoir la possibilité d’un processus dynamique, comme l’inspiration après l’expiration.
Cette contraction, qui met le monde en mouvement, a nourri de nombreux concepts philosophiques (castration symbolique, de Freud ; l’entame, de Lacan ; l’altérité, de Lévinas ; l’hospitalité, de Derrida.
Comme moteur de l’Histoire, elle libère l’Homme de l’angoisse existentielle devant le silence du Ciel et implique qu’ici-bas rien n’est éternel, infini ou absolu. Dès lors, l’Homme n’étant pas Dieu peut assumer son rôle dans la Création et témoigner de la “présence de l’absence” comme dit Edmond Jabès pour qui la foi ne serait que la brûlure de son effacement.
Mais, comme la vague en se retirant laisse encore son empreinte sur le sable, Dieu laisse une lumière résiduelle dans le monde.
Sous le poids du flux divin, les vases qui ont recueilli la Lumière, se brisent : c’est la métaphore de la “brisure des vases” appelée “chevira” en hébreu. Le temps de l’humanité est venu.
Cette fracture fondatrice est à l’origine de tout commencement. Elle est maintes fois répétée dans l’Histoire.
ADAM casse les idoles de son père, part à l’aventure et fait entrer le monde dans l’ère du monothéisme.
La hanche brisée de JACOB après son combat avec l’Ange, fonde les douze tribus d’Israël
MOÏSE tue l’égyptien, fend la Mer Rouge, brise les Tables de la Loi et montre le chemin de la Terre promise.
JÉSUS renverse les étals des marchands, se sépare du Temple et inaugure un nouveau Testament.
Comme la chute d’eau, fracture géologique s’il en est, génère l’énergie, la “chevira” est l’acte fondateur du monde. Tout ce qui advient est l’expression de cette fracture. Elle signe l’autonomie de l’être mais, hélas, aussi, installe la nostalgie de l’unité perdue.
Réparer cette fracture pour s’unifier à lui-même, au monde et mettre fin à l’exil est la mission de l’Homme sur terre.
Ce troisième mouvement est appelé TIKKOUN. Il complète le schéma du mécanisme de la Création :
—– TSIM TSOUM : Retrait
—– CHEVIRA : Fracture
—– TIKKOUN : Réparation
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais vous raconter une rencontre authentique.
En 1933, exilé à Princeton, Einstein a des états d’âme sur les possibles applications militaires de ses découvertes. Il s’en ouvre aux kabbalistes de Brooklyn et tente de les convaincre, mais aussi de se convaincre lui-même, que physique et métaphysique sont incompatibles. N’en croyez rien, lui répondent les vieux Sages, la matière n’est pas seulement un assemblage de molécules. Il y a en elle autre chose, de l’ordre du langage et ce langage parle d’un but à atteindre, d’un projet à réaliser : les débris de lumière dispersés par la “chevira” sont cachés au plus profond de la matière comme autant d’étincelles prisonnières. Briser le noyau de l’atome pour les libérer c’est faire œuvre de réparation.
Avec les trois principes moteurs (tsim-tsoum, chevira, tikkoun), le modèle proposé par la Kabbale prend toute sa cohérence.
Du retrait nait l’Absence. De l’Absence se ressent le manque. Du manque nait le désir. Du désir se construit la volonté. Dans la volonté se prépare l’action.
L’œuvre de création est là, figurée par un schéma-diagramme en forme d’Arbre de Vie qui a inspiré de nombreuses représentations :
– L. De Vinci en a donné une illustration célèbre dans son Traité d’ Anatomie avec l’Homme de Vitruve repris aujourd’hui par le logo de Manpower.
– Pic de la Mirandole y voyait le Christ en Croix.
– A. De Souzenelle y a repéré la symbolique du corps humain
– L’astrologie ancienne le considérait comme une cartographie du système solaire
– Aujourd’hui, nombreux sont les savants qui y voient une étrange ressemblance avec la molécule d’ADN et sa structure en double hélice.
“Un Arbre qui a ses racines au Ciel et ses fruits sur Terre” dit le Zohar, fonctionnel dans toutes les dimensions de l’espace, de haut en bas, de la matière vers l’esprit.
Cet Arbre décrit les différentes étapes de toute création et les mécanismes de transformation de la lumière venue de l’infini en matérialité concrète.
Cette création est structurée en dix tourbillons de vie que la Kabbale appelle SEPHIROT et la science d’aujourd’hui niveaux d’organisation formant un réseau d’entités ouvertes à l’énergie circulante.
L’Arbre séphirotique fonctionne comme un système cybernétique : chaque sephira reçoit de l’énergie de la sephira précédente, la travaille pour son propre compte puis la transmet à la sephira suivante jusqu’à la matérialité.
Esprit et Matière sont de même nature, deux manifestations de la Lumière à des modalités et des niveaux différents.
Au Commencement, donc, Aïn, Rien, le Néant.
La Kabbale développe une théorie séduisante de l’Infini. Ce n’est pas une singularité. Il n’est ni Un, ni Zéro, ni innombrable mais une complexité ternaire qui peut apparaître comme étant sa propre cause.
Analysons la structure sémantique du mot hébreu AÏN (aleph, iod, noun) :
– Aleph : le mystère à jamais inconnaissable
– Iod : la plus petite lettre de l’alphabet hébraïque, la première lettre du Tétragramme sacré, le point initial, la cellule-souche, la semence qui porte la potentialité
– Noun : la puissance qui projette cette semence pour féconder le monde.
Trois niveaux d’infini représentés (en haut du schéma) par trois voiles (le voile a le mérite de séparer et de laisser entrevoir) :
– Premier voile : Aïn, le Néant, l’antérieur du monde. Dieu incréé tel qu’il est pour lui-même, au-delà de l’Être ou du Non-être. “Dieu n’était pas Dieu avant la Création” pense la Kabbale.
Cette idée que quelque chose a précédé la Création plait beaucoup aux esprits sceptiques et scientifiques, Max Planck en a même fixé la frontière : 10-43 seconde, 10-43 centimètre. Ce qui se passe derrière ce Mur restera dans l’ordre de l’essence inconnaissable car l’esprit humain n’en aura jamais les moyens, ni les lois.
– Entre le premier et le deuxième voile, EIN-SOF, littéralement “sans fin”. C’est certes un infini vertigineux mais on est déjà dans une dualité, un rapport qui put être un commencement : Créateur, Horloger, Géomètre ou Architecte, ici habite le Dieu si proche aux croyants et si lointain aux autres.
– Le troisième voile EIN SOF AUER, littéralement “lumière infinie” que Dieu nous a laissée quand il s’est retiré et que l’Homme reçoit (kabbala) pour parachever et réparer la Création.
Cette lumière infinie irrigue un arbre dont l’architecture est structurée en dix sephirot et vingt-deux sentiers qui forment, ensemble, les trente deux voies de la Sagesse selon le Zohar :
. 10, comme les dix commandements
. 10, comme le principe-tout, là où tout commence et tout finit. Le nombre parfait de Pythagore parce qu’il contient l’unité qui a tout fait et le zéro, symbole du chaos duquel tout est sorti. Il comprend donc le créé et l’incréé, la vie et le néant.
. 22, comme les vingt deux lettres de l’alphabet.
Le message est là, lumineux, sans aucune ambigüité : le monde est créé par la parole et fonctionne par la Loi. La parole introduit le monde dans l’ordre du symbolique par le langage, la nomination.
Toute chose créée doit être nommée pour parvenir à l’être et ainsi avoir une destinée singulière. Elle est à sa façon, un reflet de la Création tout entière.
L’alphabet est le pilier de cet édifice dont les lettres sont les briques fondamentales dont est faite la matière et qui, par le jeu des combinaisons et des séquences, constituent la multiplicité du Vivant.
La Kabbale utilise des procédés pour pénétrer le Texte et en faire jaillir les saveurs et les sucs cachés. Tout comme les atomes et les molécules ont un poids, les lettres et les mots sont lourds de significations et permettent d’établir des correspondances, de mettre en évidence des parentés et de relier toutes les choses entre elles.
Mais les méthodes ne concernent pas seulement la valeur numérique d’un mot. Elles nous renseignent aussi sur la vérité qu’il porte.
Le sens littéral du mot, c’est son “enveloppe” dit le Zohar. Malheur à qui prend cette enveloppe pour la vérité de la parole !
Toute parole, dit la Kabbale a quatre niveaux de sens :
– Le PCHAT ou sens littéral, le premier degré, le vêtement de la parole
– Le REMEZ, ou sens allusif, symbolique, le deuxième degré qui se prête à l’allégorie, à la métaphore, à la représentation
– Le DRACH ou sens homilétique, le troisième degré qui ouvre à l’exégèse, à l’analyse, au commentaire
– Le SOD, le quatrième degré, le sens caché, ésotérique ou mystique qui perce le mystère, “l’âme de l’âme” dit le Zohar.
Appliquons le procédé NOTERIKA et, à partir des initiales des ces appellations -P.R.D.S.-, formons le mot PARDES (à l’origine du mot français PARADIS).
La symbolique est lumineuse : le paradis c’est quand on a tout compris en ayant traversé les quatre niveaux de sens. L’enfer, au contraire, c’est quand on n’a rien compris -ou rien entrepris- par paresse ou par impuissance.
L’Arbre de Vie tel qu’il est ici représenté, repose sur trois colonnes : deux latérales, visibles et une axiale, invisible parce qu’intériorisée, ne se réalisant qu’à l’intérieur de l’Homme.
La colonne de droite (2-4-7) est solaire, masculine, toute en extériorité. Le Yang chinois. Elle est dite colonne de la Grâce parce irriguée en premier par une énergie puissante mais indifférenciée. C’est la vie à l’état de nature.
La colonne de gauche (3-38) est lunaire, féminine, toute en intériorité. Le Ying chinois. Elle est dite colonne de la Rigueur parce qu’elle canalise, met en ordre, organise. C’est la vie à l’état de culture.
Réduites à elles-mêmes, ces deux colonnes expriment deux absolus mortifères : Ordre et Désordre, Cristal et Fumée selon l’expression de Henri Atlan.
La colonne centrale à une fonction médiatrice. Elle est dite colonne d’Harmonie et d’Équilibre : de l’Infini au Fini, de l’Absolu au Relatif, du Ciel à la Terre, du projet à la réalisation, la Lumière, tel un éclair étincelant, va traverser l’Arbre, de la première à la dernière sephira.
La sephira KETER est le diadème qui coiffe la Création. Elle est l’énergie initiale, la force de l’Esprit, la volonté qui inspire et anime tout projet.
Elle jaillit dans la sephira 2 – HOKHMA qui manifeste la conscience spontanée, la perception immédiate qu’a l’être humain de sa propre existence, la “conscience de soi” en tant que sujet autonome et pensant.
Cette énergie débordante va se réguler sur la colonne de gauche, dans la sephira 3 – BINAH, intelligence au sens étymologique de lire-entre; discerner. BINAH manifeste la faculté d’analyse et de synthèse.
Ce triangle supérieur 1-2-3 constitue le monde de l’Émanation du principe de vie : Volonté-Conscience-Intelligence.
Les sept autres sephirot sont celles de la construction comme les sept jours de la création dans la Genèse.
Les sephirot 4-5-6 forment la triade des émotions supérieures qui accompagnent la pensée :
La sephira 4 – HESSED, manifeste les élans du cœur. Elle mesure la capacité à s’ouvrir, à se donner, à s’épancher. Mais, réduite à elle-même, elle s’égare dans le torrent compassionnel et se consume dans la passion.
Cette débauche trouve son équilibre dans la sephira 5 – GEVOURAH, dite de rigueur et raison. Elle mesure la capacité à la retenue, à l’intériorité, à la maitrise de soi. Mais là aussi, réduite à elle-même et coupée de sa source affective, elle assèche le flux vital, sclérose la circulation d’énergie et éteint la lumière.
HESSED et GEVOURAH convergent sur la colonne centrale dans la sephira 6 – TIPHERET, traduite par Beauté au sens grec d’esthétique et d’harmonie des formes ; au sens hébraïque, d’éthique. Au centre de l’Arbre, elle met en relation directe la première et la dernière sephira, comme le passage obligé entre Esprit et Matière.
La sephira 7- NETZAH, traduite par éternité sans doute parce qu’elle manifeste ce qui ne change pas en chaque Homme, ses fondamentaux. On dirait aujourd’hui son ADN mais aussi son cerveau reptilien, ses pulsions, ses instincts, en un mot tous ses processus involontaires. Mais là encore, réduite à elle-même, elle révèle la nature archaïque, sauvage de la vie. Quand elle s’ouvre à sa sœur de gauche, HOD, cette force brutale se métamorphose, se civilise et exprime alors le talent, le sens artistique créateur et inventif.
La sephira 9 – YESOD est traduite par Fondement parce que dans la symbolique du corps humain, elle assure la fonction de reproduction.
Avec les sephirot 7 et 8, elle constitue le monde la Formation, là où sont rassemblés et mis en forme tous les éléments constitutifs de la Création avant leur transmission à MALKHOUT -10ème et dernière sephira. A elle seule, elle constitue le monde de l’Action qui donne du sens à toute l’œuvre qui précède, participe à la réparation des vases brisés et ouvre le chemin du retour à l’Unité primordiale.
La Lumière infinie a délivré son énergie et fait son travail. Le projet initial s’est réalisé : l’Esprit est devenu Matière ; le désir, acte.
Les kabbalistes ont une expression : “KETER est dans MALKHOUT ; MALKHOUT est dans KETER”.
L’intention est dans l’acte. L’acte est dans l’intention comme un arbre en entier est contenu dans une graine.
J’ai laissé volontairement pour la fin la sephira DAAT, sur la colonne centrale, en pointillés, parce qu’occasionnelle. Elle n’apparaît que dans de rares moments de grâce, quand les sephirot sont en vibration entre elles et composent la symphonie de ce que Shakespeare appelait “la musique des sphères”.
L’égrégore maçonnique est sans doute un phénomène de même nature.
L’Arbre de Vie est une échelle cosmique par laquelle l’Homme effectue la liaison entre Ciel et Terre, entre Infini et Fini. Il peut le faire par la voie des mystiques -sur la colonne de gauche-, en complète adhésion, ou bien par la voie des poètes -sur la colonne de droite-, en totale liberté. Chacune de ses voies requérant effort et vigilance.
Le chemin le plus simple serait celui de l’harmonie et de l’équilibre sur la colonne centrale qui n’exige ni stricte obéissance, ni indépendance irresponsable. C’est, entre l’équerre et le compas, la voie de l’initiation maçonnique.
Le symbolisme maçonnique concorde avec l’Arbre de Vie de la Kabbale en ce qu’il a d’essentiel dans l’espace et le temps.
Il est intéressant d’établir un rapprochement entre l’Arbre des sephirot et la hiérarchie des officiers en Loge :
KETER (1) occupe la place du Vénérable Maître dirigeant les travaux que les branches de l’équerre relient à la Sagesse (2), la conscience raisonnable de l’Orateur et à l’Intelligence (3), qui discerne et met en ordre, le Secrétaire.
(4) et (5), la Compassion et la Rigueur correspondent au Frère Hospitalier et au Frère Trésorier.
(6) la Beauté, convient au Frère Maître des Cérémonies, ordonnateur de tout ce qui tient aux formes.
(7) et (8) s’associent aux Frères 1er et 2ème Surveillants alors que (9), la base, le Fondement se rapporte au Frère Expert, gardien de la tradition.
Enfin (10), le Royaume de la Création, le plus proche du monde profane est le domaine du Frère Couvreur qui veille à la sécurité des travaux.
Sagesse, Force et Beauté, les trois piliers qui soutiennent symboliquement le Temple résument la théorie des sephirot en la dégageant des subtilités métaphysiques : elle attribue à la 2ème sephira, la Sagesse, la conception du travail maçonnique ; à la 7ème sephira, la Force,
L’exécution de ce travail et à la 6ème, la Beauté, la mission d’orner, de décorer et de mettre la dernière touche à l’œuvre de création.
Arbre miniature complet mais non réalisé, l’Homme vit dans la tension permanente de garder à la fois un contact fort et fécond avec la réalité terrestre et de s’élever en esprit. Cette tension est l’essence même de la vie. Elle souligne la grandeur de l’Homme dans l’univers, sa responsabilité dans la réparation du monde et sa solitude aussi, depuis le retrait de Dieu. Il ne peut invoquer aucun déterminisme : hasard, fatum, karma ou mektoub sont des alibis mortifères.
L’Homme est libre et responsable.
Par la conscience de cette singularité, il se perçoit lui-même comme infini. Cette étrangeté laisse en lui un sentiment d’éternité que d’aucuns appelleront la part de divin et d’autres, la déchirure de son âme, en l’absence de Dieu, contre l’Histoire et dans la vérité du Mal.
Dans l’absence de Dieu : nul Homme ne peut parler ou agir en son nom.
Contre l’Histoire parce que ce temps-là est exil.
Dans la vérité du Mal parce que le Mal témoigne de la création du monde.
Si le but ultime de l’Homme est de se réunifier à lui-même et au monde, il y a autant de sainteté à le faire par la réalisation matérielle que par l’élévation spirituelle. Aucun de ces mouvements ne se suffit à lui-même. Le bon choix est d’apprendre à les concilier.
Rationalité et envolée prophétique, fidélité et questionnement permanent sont les deux voies escarpées de la mystique juive.
Dans la complexité du monde, nous dit-elle, nait une multitude de situations. Dans l’effort d’en dégager la cohérence apparait le sacré qui les dépasse et leur donne sens.
Le seul invariant, c’est la Lumière éternelle qui vient de l’Infini et qu’il faut “kabbalah”, recevoir en se laissant traverser pour, peut-être, par moments, retrouver en, soi et pour soi, l’unité perdue.
LA CONSCIENCE MORALE UNIVERSELLE EST-ELLE UNE ILLUSION ?
Au commencement est la métaphysique qui, au-delà du monde sensible et intelligible lève les yeux au ciel et l’interroge sans succès sur des questions sans réponses.
Après vient la logique et le bon sens dont Descartes nous dit qu’il est la chose du monde la mieux partagée parce qu’il est sans doute la réponse la plus adéquate à l’absurdité existentielle.
La conscience, elle, est d’une autre nature. Elle émerge dans le champ de l’affectif. Le sentiment est le début de la conscience.
Enfin vient le sens moral qui n’est pas une donnée immédiate, nous dit la Genèse, mais une connaissance appréhendée par l’expérience. La volonté d’Adam de refuser le paradis n’a aucune dimension morale. Son fils Caïn tue son frère mais son acte ne suscite rien en lui et quand Dieu lui demande “Où es-tu ?”, il répond évasivement parce qu’il n’a encore rien compris.
Pour son crime, Dieu condamne Caïn à l’errance perpétuelle. Sanction romanesque qui reporte ni valeur pédagogique ni même jugement moral.
Le châtiment proposé par Victor Hugo “L’œil était dans la tombe et regardait Caïn” introduit une nouvelle dimension dans le monde.
Elle suggère clairement que la conscience morale devrait jaillir de l’être mais qu’hélas elle s’impose de l’extérieur. La conscience morale est le cadeau empoisonné que la responsabilité offre à la liberté.
D’où vient alors cette plainte qui déchirée monde depuis la nuit des temps, cette attente qui sonne comme une pathétique désespérance ?
Elle vient d’un vide au cœur de l’être, du deuil impossible de l’unité perdue que chaque Homme projette à l’infini sur l’écran géant de son désir d’absolu.
L’humanité attend la conscience morale universelle comme on attend Godot, comme on regarde l’inaccessible étoile, dans la résignation amère, mais lucide, de ce qui devrait être, et qui n’est pas, ou pas encore. Et ce constat provoque une insupportable souffrance.
Innombrables sont les évènements de notre histoire que nous pouvons attribuer à l’ambition d’unifier le monde. Cet idéal s’est jusqu’à présent manifesté dans une logique de conquête où la dimension morale était souvent absente parce qu’à l’évidence, le progrès spirituel n’a jamais accompagné le progrès matériel.
Ce manque à être est le moteur de l’histoire des Hommes. Il est tellement présent qu’ils en ont fait un sacré, une théologique même, qui s’impose à toute rationalité critique. On le trouve déjà dans la “Guerre du Feu”, à l’aube de l’humanité. Il est la colonne vertébrale des trois messages de la révolution monothéiste. Il parcourt tout l’espace de la pensée marxiste. Même la tradition maçonnique a cédé au vertige universaliste : temple de la fraternité universelle, la République des Muses.
Si tous les gars du monde voulaient se donner la main etc, etc …
L’Homme est écartelé entre deux forces contradictoires et pourtant nécessaires : le besoin de s’unifier à soi-même et au monde et le besoin de se séparer pour affirmer sa liberté et son autonomie.
“C’est la séparation qui crée le lien” dit même la kabbale.
La question de l’universalité de la conscience morale rejoint la question existentielle première : comment être face à l’Autre sans se perdre et sans perdre ?
La symbolique maçonnique pourrait la poser en ces termes : la construction du temple intérieur et celle du temple de la fraternité sont-elles compatibles et même souhaitables ?
Analysons deux allégories bibliques hautement symboliques des menaces qui attendent l’humanité sur le chemin de son unité.
L’épisode du Déluge sanctionne la confusion, l’indifférenciation coupable entre le Vivant et la nature hostile. L’intervention divine sauve la diversité et l’irréductible individualité de chaque être vivant.
Le mythe de la Tour de Babel est encore plus signifiant. Ce n’est pas, comme le dit l’exégèse classique, parce que les Hommes parlaient des langues différentes et ne se comprenaient plus que la Tour s’est effondrée. Mais au contraire parce qu’ils parlaient tous la même langue, la langue de bois, la langue des perroquets, tous unis et complices dans le projet fou de monter au ciel.
L’unité et la fraternité de Babel participent de l’illusion et du mensonge. Elle s’étale aujourd’hui dans le “politiquement correct” ou dans la misère de la pensée unique.
La célèbre formule de Kant “La Loi morale en moi et la voûte étoilée au-dessus de moi” participe aussi de cette illusion.
Dans la mesure où une réflexion bucolique est présentée comme une vérité scientifique.
Le philosophe des Lumières nous dit là que la morale individuelle s’impose à la morale universelle.
Ainsi, le grand chef Esquimau pense accomplir un acte de régulation macro-économique quand il abandonne sa vieille mère sur la banquise. Cet acte est conforme aux mœurs de sa tribu ; elle n’en heurte pas moins la conscience.
L’infanticide chinois a été, des siècles durant, la plus sûre méthode de contrôles des naissances. Dans le continent africain, les mutilations génitales des fillettes sont présentées comme des coutumes ancestrales et de ce fait, comme respectables.
Au nom de l’islam, un théologien musulman célèbre propose un moratoire sur la lapidation de la femme adultère.
La question très actuelle du droit à la différence revendique, au nom de la justice, une différence de droits.
Les discriminations dites positives, la loi sur la parité homme/femme, bafouent le principe d’égalité, entravent les développements d’une conscience commune et surtout, mettent en évidence l’opposition légalité/légitimité.
La légalité est soumise aux aléas, aux circonstances, à la fragilité émotionnelle qui peut s’emparer des foules sentimentales. Elle travaille dans le temps court.
La légitimité, elle, travaille dans le temps long, sur des bases solides, dans le sol dur de l’Histoire.
Toute morale à prétention universelle doit donc, et d’abord, dire à quelle source elle pense sa légitimité.
La source religieuse affirme que la morale est l’expression de la parole divine. Sa légitimité est transcendante ; elle s’impose à l’Homme comme un absolu, justement parce qu’elle n’est pas d’origine humaine. Aucun Homme ne peut s’en prévaloir, rechercher l’héritage ou la paternité. Aucun Homme ne peut changer un “iod” à cette parole révélée et transmise à toutes les créatures vivantes. Cette source de légitimité est puissante et très efficace.
La philosophie des Lumières propose une tout autre approche, expurgée de toute référence religieuse.
Pour Kant, la conscience morale est inhérente à la condition humaine. Elle est à l’Homme ce que le fruit est à l’arbre. Elle forme le socle de la société civile pacifiée par le droit, dernière frontière de l’humanité en marche.
Hegel s’inscrit en faux contre cette assertion. Kant, disait-il “prétend avoir les mains pures mais il n’a pas de mains”. Sous entendu, la conscience morale sans la volonté politique, sans la vision qui l’inscrit dans l’Histoire, n’est qu’une chimère.
Pour Marx et le matérialisme historique, la conscience morale se forge dans la lutte des classes qui verra le triomphe du socialisme sur le capitalisme, de la solidarité sur l’égoïsme et la fin de l’Histoire.
La psychanalyse réconcilie l’approche religieuse et l’approche humaniste.
Il y a en l’Homme, dit Victor Frankel, disciple de Freud, un inconscient spirituel qui se manifeste dans la conscience morale. Celle-ci est le lieu de la transcendance de l’Homme et dans cette transcendance, il est en relation avec quelqu’un ou quelque chose qui le précède et le constitue dans son identité. C’est à ce quelqu’un, à ce quelque chose que Frankel donne le nom de Dieu.
Sous des avatars divers et variés, le rêve immense et fusionnel d’une humanité convergeant vers le point “oméga” cher à Teilhard de Chardin, habite toujours l’esprit de nos contemporains.
Aujourd’hui, ce mouvement s’appelle “mondialisation”. Peut-il favoriser une conscience mondialisée ou au contraire y faire obstacle ?
Ce mouvement, sur le plan intellectuel, est l’enfant d’Auschwitz et de la révolution technologique.
Le “soleil noir” d’Auschwitz constitue, et sans doute pour longtemps, le point focal d’une morale à l’échelle de l’univers. Il a installé une conscience aigüe du “plus jamais ça” qui a inspiré tous les combats pour les droits de l’Homme et instauré les concepts juridiques nouveaux de “crime contre l’humanité” et “droit d’ingérence”, “compétence universelle, légitime défense. Dans cet esprit, la communauté internationale a installé des organismes qui tentent difficilement de jeter les bases d’un Droit international, nouvelle frontière de l’espérance en des lendemains qui chantent, après les grands délires du XX° siècle.
La révolution technologique a accompagné et amplifié ce mouvement. Elle a ouvert un cyber-espace interconnectant toute la planète pour une nouvelle convivialité propice à l’émergence d’une conscience humaine universelle.
La contestation de ce mouvement fut immédiate et surprenante par sa radicalité. Elle est de deux ordres :
– D’ordre économique : le néo-libéralisme fondé sur la loi d’airain du marché mondialisé, reproduit le schéma marxiste de l’exploitation de l’Homme par l’Homme et induit une nouvelle mobilisation des peuples. C’est le courant dit “altermondialiste”.
Est-il révolutionnaire ou réactionnaire ? Les deux probablement.
D’une part, il refuse le risque de la modernité génératrice d’inégalités mais aussi de progrès. D’autre part, il milite pour un changement radical de logique économique (pause, voire diminution, de la croissance au profit d’un développement durable, maitrisé et plus soucieux des enjeux de l’environnement).
Pour le moment, ce courant n’a pas quitté les affrontements urbains. Sans perspective politique, pris au piège de ses bons sentiments qui le conduisent à voir de la morale là où il n’y a que crispation identitaire ou défense des archaïsmes, il cristallise autour de lui un imaginaire peuplé d’humiliations et de ressentiments, une théologie de la victime au service de la contestation sociale et de la vision floue d’un autre monde, dernier refuge des damnés de la Terre restés orphelins après la fin du communisme.
– D’ordre philosophique et politique : la valeur contemporaine la plus forte sur le plan symbolique est le combat pour les Droits de l’Homme.
C’est la réponse au rejet et à la haine de l’Autre. Cette exigence qui affiche l’ambition d’élever l’Homme à la dignité de fin et non plus de moyen comme le voulait Kant, n’a pas échappé à la malédiction qui frappe tout projet à caractère universel : la radicalisation idéologique qui l’a perverti et qui prône le métissage sans contraintes ni limites, l’hybridation infinie des cultures.
Pour éviter le spectre de la guerre des civilisations, il faut les dissoudre dans une soupe fade mais généreuse, dernier horizon des la paix dans le monde. C’est une morale de la marchandise a appliquée à l’humanité. Tout s’achète, tout se vend, tout se vaut. Tout peut se mélanger dans un maelstrom où la réalité se fait et se défait. La complexité d’un projet universaliste s’efface au profit d’un relativisme philosophique et moral où la diversité humaine est un libre-service, une braderie permanente du patrimoine culturel qui peut, sous sa forme extrême, conduire au négationnisme (la polémique surréaliste sur les racines “chrétiennes” de l’Europe en est la meilleure illustration).
Sans les valeurs fondatrices de la légitimité qui dépassent les vicissitudes de l’Histoire, l’idéal le plus généreux, la vision d’avenir la plus lumineuse aboutissent inexorablement à la barbarie. Et si au XX° siècle, cette barbarie a pris le visage hideux du racisme, au XXI° siècle elle pourrait prendre le masque trompeur de l’anti-racisme qui rabote les identités et prône le relativisme culturel.
Ce courant de pensée, né en réaction aux horreurs de la deuxième guerre mondiale, prospère dans la communauté internationale.
Animé d’un esprit de tolérance qui confine à l’aveuglement, son angélisme peut être qualifié d’utopie meurtrière. Le Mal est un malentendu, un avatar né des fracas de l’Histoire.
A chacun sa planète : la démocratie, le progrès et le bonheur pour les peuples éclairés ; la tyrannie et la fatalité du malheur pour les autres, condamnés à ‘obscurantisme au nom des Droits de l’Homme et au respect de sa culture. La prétention occidentale à l’universel est qualifiée d’arrogante, méprisante, voire raciste et ne vise, dit-elle, qu’à instaurer la loi du plus fort, perpétuer son hégémonie et conforter sa toute-puissance.
Vision du monde en totale contradiction avec la tradition des Lumières qui, au nom du principe de solidarité et d’égalité des droits, a développé une éthique de la responsabilité et fixé la mission civilisatrice (dans laquelle s’inscrit d’ailleurs l’Ordre Maçonnique) de répandre les lumières sur la terre en affrontant éventuellement les résistances naturelles au changement, ce que notre Frère Rudyard Kipling appelait : “le fardeau de l’Homme Blanc”.
Où finit la solidarité et où commence l’indifférence de la démission ? Ce procès d’intention entre tenants de l’interventionnisme, au nom de l’unité du genre humain et tenants de l’isolationnisme au nom du respect des cultures, doit évidemment être dépassé par un effort collectif de pédagogie, de vigilance et de coopération internationale, dans tous les domaines.
La révolution de l’information portait tous ces espoirs.
Censée à l’origine, favoriser l’émergence d’un village planétaire, elle n’a créé, en fait, qu’une forme de collectivisme à visage humain qui a exacerbé la crispation identitaire de petites communautés, repliées sur elles—mêmes. La communication, là, n’est pas échange, partage, enrichissement réciproque, mais ersatz de lien social fracturé, entreprise abstraite et virtuelle de déshumanisation du monde. Même la démocratie –orgueil des peuples dits éclairés- n’est plus la forme d’organisation sociale la plus achevée. Elle est battue en brèche par la dictature de l’audimat où l’émotion compassionnelle s’est substituée à la rationalité politique.
Elle devient sous l’effet de la mondialisation, une force qui accélère e temps pour imposer un “parti unique” de l’universel” dans un monde décrété achevé. C’est, selon la belle expression de Pascal Bruckner :”La Créolisation du monde”.
Dans cet univers tiède, menacé d’un “mol ensauvagement”, rien n’est proche, rien n’est lointain. L’espace a disparu.
Internet est le visage radieux de ce monde sans fenêtres. Le terrorisme, sa face noire.
Entre l’extase de la misère partagée de la société sans classes du rêve communiste fracassé et la démocratisation du luxe, imprudemment promise par la révolution néo-libérale, émerge une conscience nouvelle qui se revendique planétaire. Elle appelle à l’engagement des Hommes dans la Cité et dans le Monde.
C’est la conscience écologique.
Sa philosophie est la suivante : à la vision fantasmatique prométhéenne du dépassement perpétuel, elle veut imposer comme solution incontournable, une éthique de l’empêchement, de la limitation pour la sauvegarde d’une planète menacée par les inconséquences de l’action humaine. Elle propose une version romantique du salut fondée sur l’ascèse individuelle et collective.
Pour la conscience écologique, seul le combat commun pour sauver la planète bleue peut réunir et mobiliser l’humanité. Contre les arrogances d’une science triomphante, contre l’exploitation éhontée des ressources naturelles, politique et morale doivent marcher de concert. Certes, la conscience écologique est instruite de l’Histoire. Elle a pris acte que toute morale à prétention universelle peut être accusée de tisser le trône d’utopies meurtrières, comme hier le Temps des Cerises ou les lendemains qui chantent, aujourd’hui le terrorisme, présenté comme la seule arme des opprimés.
La ruine de ces messianismes politiques discrédite pour longtemps une conscience de l’universel.
La conscience écologique est une tentative généreuse pour dépasser cet avatar et donner une nouvelle raison de vivre à une humanité amère et sans illusion.
Toutefois, par la radicalité de sa contestation, sa posture moralisatrice et péremptoire, elle a engendré un néo-paganisme de la Nature qui la rend suspecte et nuit à sa dimension humaniste.
Le concept de conscience morale à ‘échelle de l’humanité est, on le voit, difficile à appréhender. Il n’oppose pas le Bien et le Mal dans un combat mythologique. Il pourrait émerger dans la complexité d’une synthèse entre un Bien et un autre Bien.
La démocratisation du luxe tant attendu par les Hommes depuis deux siècles, est un bien mais la préservation de notre planète menacée par cette démondialisation, est aussi un bien.
La famille est un bien, gérant de la cohésion sociale mais l’émancipation de la femme en son sein est aussi un bien.
La cohésion nationale est un bien mais l’arrivée de l’étranger comme apport de sang neuf est aussi un bien.
Que faire quand le Devoir, expression concrète de la conscience, donne des ordres contradictoires ?
“La ligne de partage entre le Bien et le Mal passe par le cœur de chaque Homme” dit Soljenitsyne, et qui peut détruire un morceau de son propre cœur”
Entre le besoins d’identité, constructif et fondateur de l’être qui invite au repli sur soi-même, et le besoin de spiritualité qui élève et nous relie au reste de l’humanité, s’ouvre une faille douloureuse. Le fait religieux, en tapinois, veut combler ce manque et faire la synthèse entre besoin individuel et besoin collectif.
Tout concept à prétention universelle est condamné à l’échec s’il ne prend pas en compte besoin d’identité et besoin de spiritualité.
Faut-il tenter de les harmoniser, de les dissocier ou bien de les dépasser dans une foi nouvelle et planétaire qui transcenderait tous les antagonismes identitaires ?
Le philosophe allemand Théodore Adorno propose pour son pays et pour le monde un “patriotisme de la Constitution” comme version réactualisée de la Révélation du Sinaï.
L’Histoire avance sur une infinité de chemins qui ouvrent tous à une espérance et à un cauchemar.
Allons-nous vers un “monde meilleur”, cette société civile à laquelle aspirait Kant ?
Allons-nous vers le “meilleur des mondes” de George Orwell où l’Homme ne sera plus sujet de son histoire mais spectateur passif, soumis aux impératifs de la technique, forme ultime de l’aliénation, mode chaotique masqué à la fois par l’opacité et par la transparence, monde désenchanté à la fois visible et invisible ?
Si l’humanité doit être, un jour, un cortège sans fin qui marche en avant vers la Lumière, si elle doit être soustraite à l’empire du hasard, de l’imprévu et des contradictions, il n’y aura plus de place pour les vicissitudes d’une histoire féconde et chargée de promesses mais uniquement pour un paradis en forme d’enfer, immobile dans son éternité, unique dans sa perfection.
L’aspiration à une conscience morale universelle est-elle une énième utopie meurtrière ?
Oui si elle veut s’imposer par le haut, se décréter par la force ou se concrétiser dans un quelconque ordre international sans la légitimité de l’Histoire. Pourra-t’elle se fonder autrement que par le fracas ? Cette question aujourd’hui, relève de la quadrature du cercle.
La reconnaissance de valeurs communes passe par ce que Freud appelle la “castration symbolique” dans la représentation idéale que chaque civilisation se fait d’elle-même.
Alors, Conscience morale universelle : Réalité ou Illusion ?
Cette question même a-t’elle un sens ?
Ces deux concepts “conscience” et “universelle” ne se situent-ils pas sur deux plans différents, deux référentiels parallèles et à jamais incompatibles ?
Une vue de l’esprit pathétique d’une humanité en souffrance aculée à provoquer des fractures historiques pour faire des sauts qualitatifs et passer d’un plan de conscience à un autre, différent et supérieur ?
L’Homme est unique. C’est une illusion qui a eu des conséquences historiques gravissimes. Elle s’est construite jusqu’à présent autour du tragique.
La plus haute instance politique est aujourd’hui le Conseil de Sécurité de l’ONU. Il est composé des cinq vainqueurs de la deuxième guerre mondiale. C’est cette grande fracture qui fonde sa légitimité. La recherche d’autres entités s’est jusqu’à présent heurtée à des polémiques infinies et stériles.
Comment conclure sans évoquer la haute figure d’Emmanuel Lévinas qui, dans toute son œuvre, a interpellé la conscience des Hommes sur le rapport à l’Autre, qui a le mieux pensé et écrit sur le principe d’altérité, noyau dur et inaltérable de toute conscience ?
Ma liberté, dit-il, n’a pas le dernier mot. Je ne suis pas seul. Mais l’Autre non plus n’a pas le dernier mot… Alors lequel est mon prochain ? Lequel passe avant l’autre ?
Sa réponse tombe d’une terrifiante simplicité : “On me somme de porter des jugements là où je devrais porter des responsabilités”.
A Dieu qui l’interroge sur le sort de son frère Abel, Caïn élude : “Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ?”.
Seul un assassin peut faire une telle réponse. Mais la question, elle, c’est que tous les Hommes l’ont en commun. C’est sans doute cela une Conscience Morale Universelle : un questionnement sans fin qui porte toutes les promesses de l’Humanité. Toutes ces hontes aussi.
MÉMOIRE ET ENGAGEMENT
Allocution prononcée dans le cadre du colloque “Mémoire et Engagement” le 10 mai 2009, sous l’égide du Grand Orient de France et de la municipalité de Saint-Martin-Vésubie
Ici, dans ce village qui respire la paix et la sérénité, en ce haut lieu emblématique de la Résistance, où souffle l’esprit de solidarité entre les hommes, j’invite, 65 ans plus tard, les vivants et les morts, assemblée aujourd’hui réunie pour se souvenir et rendre hommage, cohorte anonyme de la marche des fantômes, et vous, femmes et hommes de la Vallée, élus par l’Histoire, glorieux soldats de l’armée des ombres, je vous invite à réfléchir sur la notion d’engagements.
L’exercice sera périlleux, nous prévient Albert Camus : “Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde”.
Comment restituer avec des mots, la beauté et la grandeur de ce qui s’est passé ici, il y a 65 ans, sans céder à la magie du verbe ?
Les mots en effet, ne sont pas des créations innocentes, produits du hasard….
Les mots, nous dit la tradition ésotérique, sont des êtres vivants complexes. Chacun d’eux possède une énergie, montre une origine et ouvre à un destin.
Ainsi, du beau mot RÉSISTER.
Le verbe sonne fort jusque dans sa prononciation heurtée, raclée, qui dit qu’on ne cède pas, qu’on a planté ses maisons dans un sol dur.
Le verbe porte à rêver, aussi, d’une forteresse qui défie la nuit et guette la promesse de l’aube.
Dans sa structure graphique même, le verbe RÉSISTER semble incarner mystérieusement le sens profond.
Ses deux “R”, en sentinelle, deux consonnes fortes comme deux murailles.
Deux “E”, voyelles musicales qui mettent le verbe en vibrations.
Deux “S”, consonnes délicates et subtiles, enveloppant symétriquement le “i” central, trésor au cœur de la forteresse. Ce “i”, venu du “iod” hébraïque, cette lettre-point, origine et fin de toue chose, diamant inaltérable de l’âme que Dieu se réserve en chacun de ses créatures, ce “iod” qu’il ne faut surtout pas changer sous peine d’anéantir tout l’édifice. Ce “iod”, permanence de l’être, au cœur de l’humain, qui nourrit la flamme fragile et éphémère de l’existence, ouvre une fenêtre sur l’éternité, afin que, mystère entre les mystères, demeure inoubliable ce que personne ne pourra jamais comprendre.
Étrange et vieux dilemme dans lequel s’est trouvé Adam, au Jardin d’Éden.
Si on ne peut comprendre, comment s’approprier la parole créatrice et surtout comment la transmettre ? Comment, présentement, accomplir ce devoir de mémoire, cet impératif éthique qui s’impose à nos consciences repues, lasses et habituées, non pour effacer une quelconque dette ou s’inventer un engagement de substitution, mais simplement pour comprendre. Comprendre pour le seul bonheur de comprendre et peut-être, mais là, sans trop se l’avouer, faire cesser ce questionnement qui hante chacun d’entre nous : Justes parmi les Nations, Résistants, femmes et hommes pas comme les autres, pourquoi avez-vous fait ce que vous avez fait ? Et, question subsidiaire, plus discrète mais tout aussi lancinante : et moi, en pareille circonstance, qu’aurai-je fait ?
Ce qui donne à mes propos un sens dramatique absolu.
Si on veut essayer de vivre dans sa vérité (et c’est la qualité première d’un Juste), chacun doit considérer comme un devoir de répondre à cette question. Et c’est un effort d’autant plus difficile que nous sommes de moins en moins capables de nous imaginer dans une situation semblable. Alors, il nous reste l’honnêteté d’admettre qu’il ne suffit pas d’applaudir aux actes héroïques, de compatir aux souffrances ou de condamner les défaillances d’autrui pour être pleinement rassurés sur nos propres vertus.
“Ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait” nous dit l’aviateur Guillaumet dans “Terre des Hommes” de Saint-Exupéry comme pour souligner que la vie n’est pas seulement un instinct animal de conservation mais la valeur suprême de l’humanité.
Au commencement est le courage de vivre et l’engagement, une manifestation de son énergie initiale, de sa force, de son moteur. Chercher à l’appréhender dans toute sa richesse est une entreprise ardue, sinon vaine. Les Justes, eux-mêmes, interrogés, sommés souvent de fournir une explication, se réfugient dans des réponses d’une extrême pudeur, comme si spéculer sur un acte si personnel, touchant quelque part au blasphème, à s’emparer du “iod” sacré, au cœur de l’être : “j’ai fait ce que j’avais à faire” est l’expression la plus courante de cette spontanéité naturelle, à la fois banale et héroïque. Puis, quand on insiste : “Dans le cours des évènements, quelque chose est entré en jeu qui s’est imposé, nous a dépassés, quelquefois même sans avoir le sentiment de faire un choix.
Quand l’engagement s’allie à la simplicité et prend le visage de l’évidence, peut-être est-ce là qu’il atteint l’essentiel, mieux, au sublime, qu’il fait vibrer cette pointe de l’âme que d’aucuns appelleront la part de divin en l’Homme et d’autres, cet état supérieur de la conscience humaine quand elle agit en plein accord avec elle-même et avec le monde. Cette simplicité, cette évidence ainsi formulées dans la bouche même des acteurs, laissent chez beaucoup de nos contemporains en mal d’épopée romantique, un goût d’inachevé.
Savoir, comprendre, cette “libido sciendi” que Freud considère comme un des moteurs de l’existence n’est pas satisfaite. Philosophes et moralistes sont alors convoqués et pérorent doctement. Les uns invoquent une conscience politique forgée par l’histoire familiale.
D’autres, des valeurs transcendantes religieuses ou laïques. D’autres encore, disent qu’un état de grâce les a habités, ou que la providence s’est manifestée à travers eux.
Ces spéculations abstraites n’emportent pas l’adhésion.
Ce n’est pas dans les raisons d’une philosophie, voire même d’une morale, qu’on trouve le courage d’agir, la force de s’engager, mais au-delà de toutes les raisons, dans ce qui distingue un homme d’un autre homme. Autant dire qu’il est vain d’y chercher une quelconque rationalité.
Comment nommer cette valeur qui les appelle et les dépasse, pour laquelle ils n’ont même pas le sentiment de se sacrifier puisque sans elle leur propre vie ne mériterait pas d’être vécue ?
L’engagement du Juste a d’abord procédé d’une conscience claire de son individualité, irréductible et exigeante qui sait que chaque moment de la vie peut ouvrir à l’infini de ce qu’il est, sans autre référence que lui-même. Par nature, ou intuitivement, la révolte intérieure, là où s’exprime le génie, jaillit des tripes, pas du cerveau.
Un sentiment d’abord, alerté par l’étrangeté d’une situation ou l’Autre est victime innocente d’une injustice et souffre en silence dans sa solitude.
Puis, une urgence quand la conscience est interpellée et n’a pas le temps d’analyser, un rugissement de la chair enfin, avant que la raison s’en mêle et tente de moduler ce cri en parole et la parole en acte. Cette colère froide qui s’empare de l’Antigone de Sophocle quand la barbarie se fait loi, quand un pouvoir scélérat bafoue les valeurs sacrées et autorise le viol des consciences. Quand Antigone défie Créon, elle parle au nom de tous les Justes “Tu auras peut-être ma mort. Tu n’auras pas ma vie”.
Nulle envolée prophétique, nulle posture moralisatrice, seulement la volonté forte et tranquille d’être là où il faut, quand il faut, communion avec l’entière condition humaine, exprimée dans la célèbre formule du Talmud “Qui sauve un Homme sauve l’humanité entière”.
La chair et les sens disent la limite extrême, au-delà de laquelle l’arrogance de l’Autre ne m’atteint pas, quand il me désigne à la mort, quand il s’est mis par sa pratique, comme par son projet, hors humanité.
In fine, qui a légitimité pour poser les critères d’un engagement !
Pas la Raison pas le Droit, pas la Philosophie, même pas la Morale mais un mouvement, une tension qui agit en son propre nom et en vertu d’elle-même, une fidélité à l’idée que chacun se fait de soi-même ou qu’il se fait de l’Homme, quelqu’un de fragile, en dernier ressort, un choix mystérieux entre rester présent à son humanité ou l’anesthésier (et toutes les raisons sont bonnes) comme aspiré par sa propre nuit, dans le trou noir de l’indifférence qui inexorablement conduit à l’absence de soi.
Les Justes parmi les Nations ont fait le choix de la hauteur dans la solitude. Cette grandeur d’âme leur a tenu lieu de patrie quand l’Autre a failli. Dans le fracas du monde qui invitait à la grégaire complicité et à l’abandon, ils ont, non seulement refusé mais inversé le Mal en Bien.
De l’angoisse et la peur, ils ont construit un passé serein sur l’inconnu. Au cours de la désespérance, ils ont réinventé l’espoir.
En un mot, ils ont en confiance en eux
La confiance, cette version laïque de la foi qui soulève des montagnes, qui introduit de la grâce et de la poésie, du vivant en somme, dans la géométrie glacée d’une France, étrangère à elle-même.
Beaucoup ont eu besoin pour s’engager, de s’inventer une religion, une idéologie, de rêver à des lendemains qui chantent. Autant de motifs qui font honneur aux individus qui se mettent au service d’une cause collective.
D’autres, livrés à eux-mêmes et en face de leur seule conscience, n’ont eu que l’innocence et la “noblesse de s’inscrire spontanément dans le mouvement de la vie avec cette aisance d’être assez forts et assez libres pour écouter la raison du cœur que la raison ne connaît toujours pas, celle qui depuis l’aube de la civilisation, transforme sans le vouloir, un Homme ordinaire en héros.
Et c’est peut-être une vue de l’esprit éperdu de reconnaissance et d’admiration…
Force est de constater qu’héroïsme, courage et sacrifice n’étaient pas des mots de leur vocabulaire. La plupart d’entre eux n’étaient ni casse-cous, ni têtes brûlées. L’idée même d’héroïsme leur était étrangère. Nul d’entre eux n’a jamais confondu le Beau et le Bien, ni pris la pose pour entrer dans l’Histoire.
Ce fut leur commune pudeur. Hier ils ont eu la grâce singulière d’être les seuls à entendre les soupirs qui s’échappaient des poitrines des enfants en détresse, les seuls à voir là où les autres ont fermé les yeux, les seuls à rester debout, en sentinelle, avec tout au plus, le sentiment du devoir accompli.
Aujourd’hui, ils sont là, parmi nous, pour nous rappeler tout ce que le manque de courage ou de rigueur morale peut engendrer de tragique pour l’Histoire des Hommes.
Ce faible souffle est celui de l’esprit qui ne doute ni ne désespère, qui répond présent à un appel qui vient du tréfonds des âges : “Qu’as-tu fait de ton frère ?”. Cet esprit nous traverse et nous enjoint, 66 ans plus tard, de rester éveillés, de faire face, de tenir bon. C’est dans la Bible hébraïque, la gamme des représentations caractéristiques du Juste : il se tient debout, ne s’incline que devant Dieu. Et quand ce dernier le rappelle à lui, il l’invite à siéger à sa droite, au tribunal des âmes.
Déjà vainqueur en esprit, le Juste est exempté de cette épreuve parce que, de son vivant, il a été jugé plus vivant que les vivants. Il a témoigné de la seule chose qui fait qu’un Homme est Homme : sa dignité.
Justes de St Martin Vésubie, de France et d’ailleurs, quand viendra l’heure pour chacun de rejoindre le monde de vérité, les questions posées en préambule vous seront de nouveau présentées.
Seul le silence sera grand. L’exemple de votre vie sera votre réponse. Vous avez donné à l’humanité la plus pure et la plus terrifiante des leçons : l’Homme est seul devant son choix.
C’est cette brutale certitude qui renvoie chacun à la solitude de sa conscience et interdit catégoriquement de conclure pour nul autre que pour lui-même et son entière responsabilité. Qu’elle soit évidente ou nimbée de contradictions et de paradoxes, le produit des circonstances ou l’expression de sa ferme volonté, la décision ne surprend pas le Juste.
Il a offert dans son acte, la totalité de son être. Plus, il Est son Acte.
Pour ne pas oublier ou perdre la lumière qui l’a inspiré, et en être digne, il nous faut retrouver et conserver, comme une flamme précieuse, la ressource éthique et spirituelle qui les a nourris : le “iod” sacré, inaltérable au cœur du Juste : l’esprit de Résistance.
Parce qu’on n’a pas pu l’appréhender dans sa subtilité et sa complexité, on n’a pas pu non plus, la codifier ou la modéliser. Il n’a pas laissé de philosophie. Il n’a pas créé d’école de pensée, laissé ni dogme ni catéchisme. Peut-être a-t’il jeté les bases d’un nouvel humanisme ou inspiré une moralité à laquelle on puisse se référer. A-t’il gagné le terrain du politique ? C’est un souci permanent pour l’homme d’aujourd’hui en recherche de repères.
L’esprit de résistance est fondé sur un seul socle.
Il considère l’Homme comme libre, non seulement d’accepter ou de refuser une fatalité, mais qui invente et crée son propre destin, un logis qui ouvre à une autre dimension dans des territoires insoupçonnés où l’Homme se révèle à lui-même et change la face du monde.
Une mystique, en quelque sorte, au sens classique d’une quête d’absolu mais aussi au sens moderne de dépassement de soi dans une action qui engage la totalité de l’être, élève le particulier à l’universel, donne à l’éphémère une chance d’éternité et prend ainsi valeur d’exemplarité.
Justes parmi les Nations, mes amis, mes frères, vous qui pendant et surtout après, n’avez recherché que l’anonymat, vous voilà, à votre corps défendant, tiré dans la lumière par la reconnaissance légitime de ceux que vous avez sauvés de La mort et par ceux qui vous considèrent comme un phare pour l’humanité.
Mais, si come je crois, cette grande lumière vous incommode, alors écoutez la voix d’un grand philosophe et humaniste qui a vécu cette période, a beaucoup réfléchi et beaucoup écrit, Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit ! “Le meilleur sort qui puisse arriver à l’esprit de résistance, c’est qu’ayant laissé chez assez d’Hommes le sens total de l’Homme, il disparaisse sans laisser de trace, tant il se confondrait avec l’allure quotidienne des jours”.